Voilà une notion de propriété intellectuelle qui a fait sortir bien des couteaux et des boucliers. Très débattue à la folle époque des cassettes et des graveurs de CD, elle continue de questionner les acteurs de la musique. Mais avant de la défendre ou de la descendre, essayons de voir les choses de façon neutre.
Attention cet article est comme un café lungo. Intense, corsé, avec des notes ironiques. Alors pour l’apprécier sans s’écœurer on fera deux services. Cette semaine je vais vous expliquer ce qu’est exactement la copie privée, et comment elle rémunère la musique. On va parler de Dolly la brebis, de vos cercles intimes, et de no go zone.
Point de départ : Une exception au droit d’auteur
Certains mots font rêver. Comme pour le vol ou le mensonge, la copie renvoie presque instinctivement à quelques vertus formidables: L’ignorance, le manque de talent, le mercantilisme, l’inconséquence, ou une combinaison baroque de tout ça quand on pense à la mafia asiatique et ses faux crocodiles, ou encore aux vendeurs de pilules bleues contrefaites sur les internets. La copie, c’est mal, semble t-il.
Pourtant, en propriété intellectuelle, la copie n’est pas toujours interdite. Il existe en effet plusieurs cas où la copie d’une œuvre ou d’un fragment d’œuvre sera tolérée. Il s’agit de situations très précises où le droit d’auteur entrera en concurrence avec d’autres droits et s’effacera devant eux. C’est le cas notamment de la liberté d’expression et du droit d’information.
Le code de la Propriété Intellectuelle a ainsi prévu à l’art. L.122-5 plusieurs exceptions au droit d’auteur. Parmi celles-ci, la copie privée, ou plus exactement « Les copies ou reproductions réalisées à partir d’une source licite et strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective ».
Chacun des termes de cette petite phrase a donné lieu à un grand nombre d’interprétations, de débats, et de discussions. Il faut dire que le temps a fait son affaire: Une copie réalisée dans les années 60 n’a pas grand chose à voir avec celles qu’on réalise aujourd’hui. Technologiquement, financièrement, et en terme d’accessibilité, tout a changé. D’autant plus que la copie, auparavant analogique, est devenue numérique donc parfaitement identique à l’original. Aujourd’hui, vous pouvez jouer à Dolly la brebis tous les jours pourvu que vous sachiez taper pomme+C et pomme+V.
Évidemment les craintes que la copie privée soulève auprès des titulaires de droits ont elles aussi évolué, même si elles se concentrent essentiellement sur la même grande question: Où s’arrête la copie privée et où commence la contrefaçon?
Une question de frontière
La réponse à cette question n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Et elle est très rarement donnée par les médias qui abordent le sujet du piratage. Même pas peur! Effort pédagogique + concentration, relevons le défi!
D’après la loi, la copie privée se distingue de la contrefaçon en ce qu’elle est limitée à l’espace privé du copiste et exclut toute utilisation collective de cette copie. Le sens que l’on donne à ces termes est essentiel. La frontière est donc d’ordre sémantique, et donc beaucoup moins nette qu’un mur de barbelés en Europe de l’Est. Voyons ça de plus près.
L’espace privé du copiste, c’est le lieu d’existence de la copie privée. Au delà de cet espace elle devient une contrefaçon.
Si on applique littéralement le raisonnement, on dira que la copie privée ne devrait pas profiter à d’autres personnes que le copiste lui-même. Or, on voit bien que c’est complètement utopique, et que l’espace privé du copiste doit pouvoir dépasser sa seule personne. Alors qui accepte t-on dans cet espace privé? Réponse: Ceux qui ne sont pas le public, c’est à dire le cercle de famille. Nous voilà guère plus avancés… Heureusement les juristes aiment les concepts comme on aime les friandises, et ils ont réfléchi à ce qu’est le public et ce qu’il n’est pas, et ce que désigne exactement le cercle de famille. On se doute bien qu’en 2016 la géographie, l’ADN ou une bague au doigt ne seront pas des indicateurs suffisants, et que le bon critère ne sera pas fixe, ni tangible. Laissons la doctrine aux docteurs et observons le résultat: On peut dire qu’il s’agit des personnes appartenant au cercle intime du copiste. On pourra donc considérer que votre frère ou votre compagne en font partie, même s’ils n’habitent pas sous le même toit que vous, ou que votre colloc avec qui vous n’avez aucun lien de parenté appartiendra lui aussi à cet espace. Mais que votre collègue, avec qui vous passez des heures en open space, pourra en entre exclu(e) (sauf si vous couchez avec bien sûr, et pas uniquement dans un élan d’amour corporate isolé).
Ces personnes sont donc acceptées comme faisant partie de l’espace privé du copiste. Elles ne font donc pas partie du public au sens de la loi (et non, même si vous lisez dans leurs yeux mouillés toute leur admiration quand vous prenez votre guitare. Ça c’est de l’amour, éventuellement aveugle et sourd, mais ce n’est pas du droit). Avec ces personnes, l’utilisation (reproduction ou représentation) ne sera pas considérée comme collective, puisqu’il n’y aura pas de communication au public. En revanche, si vous ouvrez la fenêtre et montez le son de la sono, et qu’on entend votre mix fabuleux à l’autre bout de la rue, votre utilisation sortira de votre domicile et de votre cercle intime, et elle deviendra collective. Je sais, cette réflexion peut paraitre absurde ou hyper théorique, mais transposons la réflexion vers un espace virtuel (le domicile du 3ème millénaire) et nous obtenons le terrain du grand débat autour du peer to peer. Regardez bien: Des copies privées (dont la source n’est pas toujours licite), échangées à distance avec des illustres inconnus, qui transitent d’un espace privé à un autre espace privé, sans aucun lien social intime… Ici, l’utilisation est collective et ces copies deviennent… des contrefaçons.
Entre copie privée et contrefaçon il n’y a souvent qu’un pas, dont on ne connait pas bien la pointure, et qui peut être glissant quand on est de bonne foi. Et comme une frontière poreuse engendre toujours des peurs (et pas qu’en Europe de l’Est), il n’est pas surprenant qu’on ait cherché à les soulager avec une solution spécifique bien de chez nous: En mettant la main à la poche.
1985, mise en place de la rémunération pour copie privée
D’abord, rapide flashback:
La copie privée est un phénomène difficilement contrôlable, puisque par définition elle se pratique dans des espaces privés. Les titulaires de droits ont alors craint dès les années 1970 des dérives irrémédiables. Et ils ont dans un premier temps cherché à en limiter les effets pervers. Le législateur a entendu ces craintes et a estimé légitime d’instaurer un mécanisme correctif appelé « rémunération pour copie privée » (loi du 3 juillet 1985). Ce système, encadré par une commission administrative indépendante, vise à rémunérer les ayants-droit pour compenser le manque à gagner estimé causé par la copie privée. Il s’agit donc de taxer les supports vierges achetés par les copistes et de redistribuer aux ayants-droit les sommes ainsi collectées.
Vous pouvez maintenant tordre le cou à une vilaine idée reçue: Non, la rémunération pour copie privée n’est pas un impôt, elle n’est pas gérée par le ministère des finances! C’est une taxe parafiscale, une redevance correspondant à un mode de rémunération particulier.
Vous ne le savez peut-être pas, mais tous les supports vierges susceptibles d’être utilisés pour réaliser une copie privée sont concernés par cette taxe. Et la Commission met régulièrement à jour la liste de ces supports et les tarifs appliqués. Quelques exemples, depuis janvier 2015:
- 0.35 € HT pour un CDR 700Mo
- 4.95 € HT pour un smartphone 16Go
- 30 € HT pour un disque dur externe de 2To
Ces sommes ainsi prélevées sont aujourd’hui collectées par la société Copie France. Elle charge ensuite les sociétés de gestion collective de les distribuer à leurs ayants-droit, soit sous la forme de répartitions (pour 75%), soit sous la forme de subventions (pour 25%).
A ce stade de la lecture, et si vous êtes en forme, vous devez sentir comme un paradoxe: Si la copie privée est prévue par la loi, pourquoi la compenser financièrement? Si on peut faire quelque chose librement et gratuitement, pourquoi devrait-on dédommager ce droit qu’on nous accorde? Et puis hein, ma bonne dame, comment peut-on rémunérer une exploitation qui ne se voit pas?
Toutes ces questions, tout à fait légitimes, sont liées aux frontières. Et les frontières, c’est toujours un sujet tendu. Schématisons: Dans la zone légale de copie privée, on ne paye pas pour copier. Mais en dehors, on doit payer pour le faire. Pour le copiste, l’extérieur c’est une no go zone. Soyons honnêtes, les copistes, qu’ils soient de bonne ou de mauvaise foi, ont toujours tendance à sortir de leur zone légale. Alors ne serait-il pas de bonne guerre que l’obligation de paiement empiète à son tour sur la leur? Même si c’est complètement artificiel? C’est bien ce qu’a décidé le législateur, en imposant en 1985 ces conditions pour la rémunération pour copie privée.
Et on peut dire que faire coexister un droit de copie privée et une rémunération pour copie privée ne s’est pas fait sans douleur. Le système est pour le moins controversé… Rendez-vous donc la semaine prochaine, on remettra le couvert!
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