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Le streaming et ses obscurs calculs


C’est de loin le mode d’écoute le plus pratique qui ait été créé. Le moins cher et le plus généreux aussi. Beaucoup moins sexy qu’une galette noire tournant sur la platine vintage de votre oncle, certes. Mais force est de constater que le streaming contente aujourd’hui presque tous ceux qui écoutent de la musique. Mais pas ceux qui sont écoutés, ou qui cherchent à l’être, en revanche. Et dont vous faites sans doute partie. La même question revient sans cesse : Combien rapporte le streaming? Réponse cynique : Quelques euros et assez de stats pour flatter l’ego de certains. Pour le reste, c’est bien obscur. Et on va essayer de comprendre pourquoi.

Quelques grosses parts et beaucoup de miettes

Pour l’auditeur la situation est presque toujours la même : Un téléphone ou un objet connecté, un compte ouvert sur une plateforme de streaming, quelques clics, et c’est parti, on ambiance sa salle de bain, sa voiture, ou sa soirée du bout du doigt. Enfantin. Et pour peu qu’on ait fait l’effort de s’abonner pour le prix d’une pinte en terrasse parisienne, on échappe même à la pub. Royal.

A l’autre bout de la chaine, lorsque les créateurs de musique consultent leurs tableaux Excel et leurs relevés de comptes, c’est un peu la soupe à la grimace. Beaucoup de chiffres dans les colonnes, et beaucoup de zéros après la virgule. Pour finalement à peine de quoi s’offrir cette fameuse pinte en terrasse… Bien sûr, certains s’en sortent très bien et raflent même des récompenses, mais ils sont extrêmement minoritaires. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 90% des artistes gagnent moins de 1000€/an avec le streaming, alors qu’ils cumulent des milliers d’écoutes, pendant que 0,1% des artistes concentre 99,4% des écoutes globales (1). On voit bien que le gâteau se partage entre quelques uns, les autres se contentant des miettes. Dernier exemple en date, Drake, champion olympique du stream avec 28 milliards d’écoutes en 10 ans, vient de battre son propre record en sprint avec près de 300 millions d’écoutes sur les plateformes en 24h pour son dernier album « Certified Lover Boy »

Des disparités gigantesques, qui s’expliquent par la notoriété bien sûr (Drake est un peu plus célèbre que votre voisin de palier jazzman), mais aussi par le mode de calcul majoritaire des revenus du streaming, qui caricature la situation.

Certes, Drake est plus connu que votre voisin de palier. Mais il a une horrible vue sur Toronto, et votre voisin s’en tire sûrement mieux (photo : Caitlin Cronenberg/Universal)

Comment sont calculés les revenus du streaming?

Avant de sortir la calculette, essayons d’abord de comprendre de quoi on parle exactement. De quel argent est-il question, d’où vient-il, quels sont les personnes qui ont vocation à se le partager?

Quelles sont les sources?

Les sources sont multiples et disparates. Il s’agit des abonnements aux plateformes de streaming et des revenus tirés de la publicité. On les appellera les comptes premiums et les comptes freemiums : Les premiers payent un abonnement mensuel fixe pour pouvoir écouter à loisir et sans limite, les seconds écoutent gratuitement de la musique et de la pub, et ce sont les annonceurs des spots écoutés qui payent. Le tout alimente la masse d’argent à partager. On comprend bien que ces sources sont très variables : Pour les premiums, le prix des abonnement peut évoluer dans le temps, et varier d’une plateforme, d’un pays ou d’une offre commerciale à l’autre. Et pour les freemium, tout dépendra du nombre de spots écoutés, des tarifs négociés entre les annonceurs et la régie pub, des pays d’origine de l’écoute, etc.

On peut dire que l’écoute du public est loin d’être le seul élément à considérer. Ce n’est pas réellement le comportement d’écoute du public qui crée la masse d’argent disponible, c’est plutôt tout ce qui gravite autour de lui, dans l’ombre. Par exemple, le public peut payer son abonnement sans rien écouter, et ainsi alimenter beaucoup la machine, ou encore écouter toute la journée avec des pubs et l’alimenter peu. La source d’argent est donc fluctuante, très difficile à lire de l’extérieur et à prévoir.

Qui se partage cet argent?

Là encore, les situations sont extrêmement variées. Il ne faut évidemment pas croire que seul l’artiste principal est rémunéré, c’est bien mal connaitre l’environnement de la création musicale. En réalité, tous ceux qui sont intervenus dans la création sont légitimes à être rémunérés. Parmi ces créateurs, on peut distinguer ceux qui ont travaillé sur l’oeuvre (et qui perçoivent des droits d’auteurs), et ceux qui ont travaillé sur le phonogramme, c’est à dire l’enregistrement de cette oeuvre (et qui perçoivent des droits voisins). On a donc les auteurs, les compositeurs, et les éditeurs éventuels, qui perçoivent leurs parts de droits d’auteurs respectives via la SACEM (amputés des inévitables coûts de gestion). Et on a aussi les producteurs et les interprètes qui perçoivent leurs droits voisins, conformément aux contrats qu’ils ont passés ensemble, et selon l’accord passé avec le distributeur digital.

A côté des créateurs, il faut aussi compter tous ceux qui sont intervenus dans la mise à disposition du public de cette musique : Les plateformes de streaming (qui conservent environ 30% des revenus), le distributeur digital (qui conserve une part de ce qu’il perçoit des plateformes), le label (il y en a souvent un, et il ne travaille pas pour rien).

Et bien sûr, il ne faut pas oublier l’Etat, qui prend aussi sa part à travers la TVA (20% de ces revenus).

On comprend maintenant, qu’entre un artiste solo autoproduit qui diffuse lui-même ses morceaux sur les plateformes via Imusician ou TuneCore, et un groupe signé en label avec une diffusion mondiale, les partages vont être très différents.

Deux méthodes de calcul coexistent 

Maintenant qu’on a compris d’où vient l’argent, et qui se le partage, reste à déterminer comment le gâteau est partagé. La question est de savoir quelle somme doit être affectée à tel ou tel stream. Plus un titre est écouté, plus il doit être rémunérateur. Là dessus, il n’y a pas de débat et c’est globalement comme ça que le système fonctionne. Mais selon quelle méthode de calcul?  En fait, il y en a 2 qui sont utilisées par les plateformes, et elles correspondent à 2 modèles économiques, à 2 visions du système. Et aucune ne satisfait tout le monde, sinon ce serait trop beau. Les voici :

– La méthode liée à la part de marché, aussi appelée Market Centric Payment System (MCPS) : Selon cette règle, on s’appuie sur ce que représente un titre par rapport à la totalité des titres écoutés sur la plateforme. La rémunération affectée à ce titre sera donc calculée en fonction des streams qu’il cumule par rapport à la totalité des streams, sur une période donnée. C’est la méthode utilisée actuellement par la plupart des plateformes, dont Spotify et Apple Music. Mais elle est remise en question parce qu’elle ne tient pas compte de la réalité des écoutes, et parce qu’elle accentue les différences de notoriété entre les artistes.

– La méthode liée au comportement de l’utilisateur, aussi appelée User Centric Payment System (UCPS) : Selon cette règle, on s’appuie sur ce que représente un titre par rapport à tous ceux qu’écoute son auditeur. La rémunération affectée à ce titre sera donc calculée en fonction des streams qu’il cumule par rapport à tout ceux que l’auditeur a écoutés, sur une période donnée. C’est la méthode qu’ont récemment choisi Deezer et Soundcloud. Elle vise à être fidèle au comportement d’écoute du public, même si la valeur monétaire d’une écoute varie selon l’auditeur . Vous allez comprendre avec un exemple.

Prenons un exemple complètement extrême : Imaginons un abonné qui paye 10€/mois et qui n’écoute que ses 2 titres préférés pendant un mois (il est vraiment très fan). Avec le Market Centric, ses 10€ seront partagés selon le poids que représentent ces 2 titres par rapport à la masse totale des écoutes sur la plateforme. S’ils sont très peu écoutés par les autres, ces titres ne rapporteront pas grand chose à leurs ayants-droit. Et les 10€ payés par l’abonné rémunèreront en réalité d’autres titres que les 2 qu’il a écoutés en boucle… En revanche, avec le User Centric, ses 10€ d’abonnement seront partagés en fonction de son comportement d’auditeur. Ils seront donc partagés entre 2 titres seulement, ce qui est beaucoup plus rémunérateur pour leurs ayants-droit. On comprend dans cet exemple que la valeur d’une écoute n’est pas du tout la même selon la méthode choisie : Avec le Market Centric elle est finalement crée en fonction de ce qu’écoutent les autres auditeurs (qui peuvent la réduire à peau de chagrin en la siphonnant), et avec le User Centric elle est créée uniquement en fonction de ce qu’écoute et paye l’auditeur en question. C’est radicalement différent.

Visuel moderne, système moderne (photo : Deezer).

Comparaison avec le modèle du disque

Contrairement à la vente de disques, les sommes générées par le streaming ne sont pas directement ni uniquement guidées par la consommation de musique. Dans le modèle classique de la vente de disque, et pour schématiser, c’est assez simple : Ceux qui veulent accéder à un disque en achètent un exemplaire, et l’argent ainsi généré par la plus-value est partagé entre les différents intervenants de la chaine de vente et de création, dont les artistes. Evidemment, cette chaine est parfois complexe du fait de la présence d’intermédiaires entre les créateurs et le public (labels, distributeurs, disquaires, etc.) et de certains mécanismes dans les contrats. Mais cette chaine obéit à une logique compréhensible, cohérente et vertueuse. Il y a une corrélation entre le volume des ventes (la source) et les revenus perçus par les créateurs. Les envies du public agissent concrêtement sur la rémunération des ayants-droit. C’est un schéma plutôt simple. Celui du streaming est plus complexe, et on comprend moins bien la corrélation entre la source de l’argent et les revenus versés aux créateurs. Entre l’envie de musique du public et la rémunération de ceux qui la lui proposent. Le lien entre les deux est beaucoup moins lisible. Et généralement, moins un mécanisme est lisible, moins il parait juste, et moins il est accepté. En témoignent les mouvements de protestation des artistes devant les bureaux de Spotify dans une trentaine de villes du monde en mars dernier.

Une révolution pour le streaming?

Reste à savoir si le modèle du User centric changerait réellement les choses. Sur le papier, il semble plus équitable car plus fidèle à la réalité des écoutes, et il semble limiter l’hypertrophie des revenus des artistes les plus écoutés, et l’écart observé entre les genres musicaux dominants et ceux qui sont plus confidentiels. Mais une étude du CNM démontre ça ne changerait pas grand chose en réalité, et que ce choix de modèle relève surtout du symbole : Certes, les 10 plus gros artistes y perdraient un peu, mais ce rééquilibrage serait peu perceptible pour les petits, du fait de la différence gigantesque de leurs nombres d’écoutes. Résultat : Un peu moins de kilodollars pour The Weeknd, et quelques euros de plus pour le voisin de palier. C’est la dure loi des grands nombres.

Cela dit, à défaut de changer la face du monde, on ne peut que se réjouir que l’équité et la transparence soient des axes de réflexion. Aujourd’hui, le consommateur réclame cette transparence, il aime savoir où va son argent et c’est parfaitement normal. Et le créateur de musique a toujours besoin de sentir le lien avec le public, lui qui est bien souvent obligé de s’éloigner technologiquement de lui pour pouvoir aller à sa rencontre…  Cette volonté de se rapprocher, c’est un modèle à ne pas perdre de vue, et les nouveaux mécanismes de diffusion musicale devraient être pensés pour être directs et simples, autant que possible, comme un reflet de cette relation.

(1) Le Monde 09.12.20 / Etude Pay Performers de l’association européenne des sociétés de gestion des artistes interprètes Aepo Artis /Société d’analyse Alpha Data Music.

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