Si vous êtes affilié à une société de gestion collective, vous avez certainement déjà entendu parler du transfert de la valeur. Quoi, comment? Vous ne lisez pas la Lettre de la Sacem ou les tweets de l’Adami? Alors voici une séance de rattrapage pour comprendre un des tours de magie dont les papes des internets ont le secret.
Nous sommes en 2016, et voilà quelques années que l’ADSL et la fibre font notre bonheur chaque jour. Nos habitudes et nos réflexes de navigation ont changé, profitant de l’omniprésence des contenus culturels. Ils sont aujourd’hui partout, et accessibles facilement et rapidement. Ils sont aussi très attractifs, et génèrent du flux, de l’audience, des millions de clics, et d’importants revenus pour les plateformes en ligne qui les proposent. Ils ont donc une valeur très forte dans le monde 2.0. Mais il y a un problème: Seule une part minoritaire de ces revenus revient aux créateurs de ces contenus. Leur valeur est comme aspirée par ceux qui les proposent au public. C’est presque de la magie, c’est ce qu’on appelle le transfert de la valeur (ou value gap pour les shakespeariens, plus dramatiques, traduisant le fossé des rémunérations entre les créateurs et les plateformes).
Une fois de plus, la propriété intellectuelle est le terrain d’une foire d’empoigne, mais certains coquins cachent quand même un ou deux crocs de boucher sous leur manteau. Autour de cette question de la valeur des contenus culturels, on connaissait déjà 2 batailles:
– Les artistes vs. les plateformes de streaming. Le faible niveau de rémunération des artistes est régulièrement pointé du doigt. Pour rappel des ordres de grandeur, pour générer 1€ pour l’ensemble des ayants-droits, il faut compter environ 1000 visionnages sur Youtube ou entre 250 et 500 écoutes avec abonnement sur Spotify ou Apple Music (et jusqu’à 10 000 sans abonnement, donc financées par la pub) (1) . En 2013, Thom Yorke s’était fâché tout rouge, et nous avec lui.
– Les artistes vs. les majors. En 2015, les artistes ont accusé leurs bienfaiteurs de profiter de leur large catalogue pour négocier en toute opacité des parts dans le capital social des plateformes de streaming, mais sans les associer aux dividendes futurs. Devenus actionnaires de Deezer et Spotify, les majors auraient moins intérêt à défendre la rémunération des artistes puisque dorénavant leurs intérêts et leurs objectifs divergent partiellement. Pour les créateurs c’est un coup d’épée dans le dos, puisque la valeur de leur musique est quelque peu détournée, utilisée pour négocier des revenus pour d’autres qu’eux, mais qui n’existeraient pas sans eux.
Mais un autre affrontement existe, moins connu. Il est pourtant essentiel. Il oppose deux types de plateformes:
– Celles qui proposent à leurs utilisateurs des contenus culturels obtenus par des licences. C’est le cas de Deezer, Spotify, Netflix, Itunes, Quobuz, etc. Ces plateformes rémunèrent les créateurs en fonction de l’exploitation de leurs créations (peu certes, mais elles le font en application de contrats passés avec eux, ou leurs représentants). Elles se considèrent un peu comme des épiceries fines.
– Celles qui proposent à leurs utilisateurs des contenus mis en ligne par les utilisateurs eux-mêmes. C’est le cas de Facebook, Youtube, Dailymotion, Twitter, Soundcloud, etc. Ces plateformes se définissent comme des intermédiaires techniques. A ce titre, elles bénéficient selon le droit européen d’une exonération, et s’affranchissent donc volontiers de rémunérer les créateurs. Elles se considèrent comme de la simple tuyauterie numérique.
Le souci, c’est que les plateformes-tuyauteries sont ultra dominantes sur le marché. Elles comptent beaucoup plus d’utilisateurs que les plateformes-épiceries. Et elles génèrent beaucoup plus de bénéfices, grâce à la publicité notamment. Mais surtout, on sait aujourd’hui que le quart de ces bénéfices est due à la circulation dans leurs flux des créations audiovisuelles (2). Les contenus culturels et les utilisateurs qui les partagent s’attirent ainsi mutuellement, mais dans un environnement totalement gratuit pour eux, et qui ne profite finalement qu’aux autres. Et surtout à ceux qui lolent en s’auto-proclamant tuyauteries… Dur. Comme l’a expliqué Frances Moore, directrice de l’IFPI, c’est une véritable « anomalie dans l’environnement de notre industrie » (3).
Colère des épiceries contre les tuyauteries, qui les accusent de fausser la concurrence sur le marché! Selon elles, les tuyauteries font un boulot d’épicier mais en se drapant dans leur mauvaise foi pour se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas, ou ce qu’elles ne sont plus. Colère également des créateurs (représentés par leurs syndicats et leurs sociétés de gestion collective) qui les accusent de capter indûment la valeur de l’exploitation des créations artistiques. Ensemble, ils se sont donc lancés dans une croisade juridique, pour faire modifier la loi européenne et supprimer cette distinction: L’objectif est de mettre toutes les plateformes proposant des contenus culturels sur un même pied d’égalité, en les obligeant toutes à rémunérer les créateurs.
Mais évidemment, ce combat n’est pas facile. Se confronter à Google (le papa de Youtube), Dailymotion, Facebook, ou Twitter, c’est un peu jouer à David contre Goliath. Google a d’ailleurs fièrement annoncé en juillet dernier que Youtube avait pu dégager 2 milliards de dollars aux ayants-droits (dont 1 milliard depuis 2014) grâce à son système de gestion des droits d’auteurs Content ID. Mais les ayants-droits ne le trouvent ni efficace, ni transparent, et perdent confiance. Mélangez ce climat aux frictions liées aux optimisations fiscales récentes de certaines de ces grandes sociétés (hem), et vous comprendrez que la pression est forte actuellement sur la Commission Européenne.
Cependant il semblerait que celle-ci soit sensible au débat: Elle avait annoncé le 25 mai 2016, dans sa future proposition de réforme des droits d’auteur et des droits voisins (4), qu’elle comptait intégrer une « réglementation spécifique au secteur dans le domaine du droit d’auteur ». Les créateurs artistes ont cherché à se faire entendre, et c’est le sens de la pétition Make Internet Fair. Adressée à Jean Paul Juncker, Président de la Commission Européenne, et signée par 22 000 artistes et acteurs culturels, elle a probablement pesé dans la balance. Le 14 septembre dernier, la proposition de réforme de la Commission semble bien prendre la mesure du danger du transfert de la valeur.
Affaire à suivre!
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(1) Chiffres publiés dans Le Monde, 25.06.2015.
(2) Étude commandée par le GESAC (Groupement Européen de Sociétés d’Auteurs Compositeurs) auprès du cabinet Roland Berger. Article Stratégies, 28.09.16. Étude consultable ici.
(3) Article du Snep, 14.04.15.
(4) Réforme de la Directive 2001/29/CE sur les droits d’auteurs et les droits voisins dans la société de l’information.
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