Bruce Springsteen, Bob Dylan, Sting, Neil Young, Shakira, et tout récemment Justin Timberlake. Mais quelle mouche a donc piqué ces stars américaines, pour vendre le fruit de leur travail et de leur talent à des fonds d’investissements ou des maisons de disques? Les sommes sont colossales, les oeuvres mondialement connues, et les stars pas forcément sur le déclin… La tendance a de quoi étonner et interroger.
Petit tour d’horizon: Il y a quelques jours, c’est donc Justin Timberlake qui a cédé pour 100M$ la totalité de son catalogue musical à Hipgnosis Songs, une société fondée par le musicien Nile Rodgers et Merck Mercuriadis, ancien managers de stars (Nile Rodgers, Beyoncé, Elton John, ou Mary J. Blige, excusez du peu). Hipgnosis Songs avait déjà acquis le catalogue de Leonard Cohen (cédé par ses héritiers), de Mark Ronson et de Timbaland. En février dernier, c’est Universal Music qui a acquis le catalogue de Sting pour 250M€, après celui de Bob Dylan en 2020. L’année dernière, Sony avait acquis en fanfare celui de Bruce Springsteen pour la modique somme d’un demi millard de dollars. Et on se souvient aussi du cas de Taylor Swift, dont les 6 premiers albums sont aujourd’hui la propriété de Shamrock Holding (une vente réalisée bruyamment et contre la volonté de l’artiste, par Scooter Braun, qui gérait ce catalogue) pour la rondelette somme de 300M$… (1)
Si ces chiffres peuvent donner le tournis, c’est surtout la démarche qui pose question. Pour dire les choses simplement, l’opération consiste pour les artistes à percevoir par anticipation le cumul estimé de leurs droits d’auteur, au lieu de les percevoir au fil des répartitions de droits, comme ils en avaient l’habitude. En échange de quoi les sociétés d’investissement acquièrent la propriété de leurs oeuvres et le contrôle sur leur exploitation, jusqu’à ce qu’elles tombent dans le domaine public. Mais pourquoi vouloir se séparer d’oeuvres manifestement très lucratives? Et pourquoi investir autant d’argent dans ces catalogues?
Quel intérêt pour les sociétés acheteuses?
On ne va pas se mentir, il s’agit d’un phénomène essentiellement spéculatif. Comme l’explique Merck Mercuriadis, dirigeant de Hipgnosis, ces revenus tirés des droits d’auteur sont sûrs et insensibles aux variations du marché, telles qu’on peut les connaitre depuis quelques années. On en a fait le constat pendant la pandémie, les chiffres du streaming et les abonnements aux plateformes de diffusion de musique ou de vidéos ont largement progressé, alors que les incertitudes contaminaient de nombreux pans de nos existences. Les pénuries de bois, d’acier, de gaz, ou même de moutarde dans nos supermarchés, perturbent notre quotidien, alors que la musique est toujours disponible à volonté et pour tous. Ainsi va la vie, et ces investisseurs l’ont parfaitement compris : « La musique rapporte plus que l’or ou le pétrole. Quoi qu’il arrive dans le monde, on en consommera toujours » assure Merck Mercuriadis (2). Et quand on sait que Blackstone est capable de mettre sur la table un milliard de dollars pour acquérir des catalogues d’oeuvres musicales et prendre une participation au capital de Hipgnosis, on se dit que la musique d’avant est un filon juteux pour les finances de demain (3).
L’autre motivation, c’est aussi de faciliter l’exploitation de ces oeuvres, à travers les utilisations secondaires et les synchros dans des films ou des spots de pubs, mais sans les rigidités imposés par certains ayants-droit, qui ne sont pas toujours raccord avec les annonceurs ou d’accord avec la manipulation de leurs oeuvres. Une société comme Hipgnosis explique ainsi vouloir exploiter davantage ces catalogues anciens, chose que font moins les maisons de disques, qui concentrent plutôt leurs efforts et leurs moyens sur les artistes nouvellement signés. L’ambition avancée est d’aller chercher de nouveaux publics à ces anciennes oeuvres, à travers les débouchés secondaires que sont les séries, les jeux vidéos, et les réseaux sociaux.
Quel intérêt pour les artistes vendeurs?
Disons-le d’emblée, on est très loin d’un esprit rock’n roll. Pour ces artistes, dont la carrière est sans doute plus derrière eux que devant, avec une contribution artistique largement respectée par le public, disons que c’est un certain pragmatisme qui domine la réflexion. Explications, classées de la plus terre-à-terre à la plus mesquine:
1- La sécurité financière immédiate. Après avoir passé l’essentiel de sa carrière à percevoir des droits des organismes de gestion, des royalties des labels et des distributeurs, des cachets des tourneurs, des redevances du merchandising, etc. on peut avoir envie de se simplifier la vie. Entre plusieurs robinets, même généreux et ininterrompus, et une piscine olympique pleine, certains choisissent vite là où ils veulent barboter. C’est comme ça, c’est humain.
2- L’effondrement du marché du disque. Pour ces artistes qui ont connu pratiquement tous les supports de musique, et l’âge d’or de l’industrie musicale, c’est la douche tiède depuis une bonne décennie. D’autant plus que les revenus du streaming n’ont toujours pas compensé le déclin du marché du disque. Certes, les concerts surdimensionnés et les places vendues toujours plus cher ont bien tenté de le faire, mais c’était sans compter sur…
3- L’impact du Covid. Pendant toute la pandémie, exit les zéniths, les stades, et les rassemblements de masse. Autant dire que les vidéos sympas tournées pendant les confinements à l’iphone et diffusées sur les réseaux sociaux n’ont pas suffit à satisfaire le public, ni les artistes, ni leur train de vie.
4- L’argument fiscal. Il pourrait y avoir un lien entre les ventes de ces catalogues et la proposition de l’administration Biden d’augmenter les impôts sur les revenus des plus riches aux USA. Les droits d’auteur pourraient ainsi être taxés à 37% aux Etats-Unis, ce qui est nettement supérieur à la taxation du patrimoine (une fois que le catalogue est vendu). Oui, c’est pas très glorieux.
5- Se protéger des scandales. On l’a beaucoup observé dans le cinéma et la politique, un bon scandale et c’est la fin d’une carrière. N’allons pas jusqu’à dire que nos chères stars de la musique et nos papys du rock préférés auraient des choses à se reprocher, mais on sait bien qu’un catalogue bien vendu est un patrimoine qui ne risque pas de souffrir d’une mauvaise actualité ou un d’une vilaine tache sur l’image de l’artiste.
Reste à voir ce que cette frénésie d’acquisitions apportera au public, une fois que les géants de la finance se seront emparés plus ou moins directement du destin commercial de toutes ces oeuvres. Aux Etats-Unis, le droit moral est extrêmement limité, alors que dans le modèle français, il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Ce qui protège l’oeuvre de toute utilisation néfaste à son intégrité, ou contraire à la volonté de l’auteur. En témoignent les levées de boucliers dans les affaires de contrefaçon lors des campagnes électorales (cf. article ici). Mais rassurons-nous avec les propos 100% made in USA de Merck Mercuriadis de Hipgnosis après son deal avec Justin Timberlake : « This deal together has been a complete labour of love « . Voilà, tout ça, ce n’est que de l’amour, ne ricanons pas.
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(1) Billboard, 15/12/2021 – Thoughteconomics, 27/02/2019 – France Culture, 26/02/2021 – Les Echos, 27/05/2022..
(2) Thoughteconomics, 27/02/2019.
(3) Le Figaro, 13/10/2021.
(4) Music business worldwide, 26/05/2022.
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