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Tout comprendre sur la copie privée: 4 controverses


« Previously on Lost in Production »… On a vu que la copie privée est une exception au droit d’auteur, et que la copie d’une œuvre est autorisée tant qu’elle ne sort pas de l’espace privé du copiste. Mais c’est aussi une exception susceptible de dérives, et qui est compensée par une rémunération. On en était restés à un petit goût de paradoxe et de bizarrerie, voyons cette semaine comment la situation se présente entre les principaux acteurs concernés. Dans la vraie vie. 4 points sont sujets à controverses. On va parler d’un serpent gourmand, de croûtons de pain, et de Casimir dans son nuage.

Les forces en présence

D’abord, quelles sont les forces en présence? Quel est le contexte?

D’un coté nous avons le consommateur de produits culturels. Il a copié sur cassette, sur CD, maintenant sur mémoire flash. Bien que passionné par ce qu’il écoute et ce qu’il regarde il n’est pas contre l’idée de payer le moins possible pour ça. Si on force un peu le trait, on dira qu’il veut tout, si possible en ne donnant rien. Il arrive même qu’il fantasme complètement sur la gratuité de la culture, le partage à tout-va, ou sur les millions que gagneraient les ayants-droits. Ne lui en voulons pas trop, c’est un peu naïf mais c’est humain. Ce que défendent les consommateurs, c’est l’exception de copie privée, de l’art. L.122-5 du CPI.

De l’autre côté, nous avons les ayants-droits, et principalement les maisons de disques, rejointes aujourd’hui par les prods audiovisuelles. Elles ont beaucoup vendu, bien gagné à la grande époque, puis beaucoup moins. Si bien qu’elles ont vu d’un très mauvais œil cette copie privée menaçante. Dire qu’elles ont voulu la rayer de la carte, éloigner ses frontières, ou y installer des colonies n’est pas une métaphore tirée par les cheveux. Chemin faisant, elles y ont trouvé leur compte, le système s’étant avéré plus lucratif que prévu. Ce que défendent les ayants-droit, c’est la rémunération pour copie privée, de l’art L.311-1 du CPI.

A coté d’eux se trouvent les fabricants de supports vierges. Leur présence est de plus en plus forte, puisque leurs produits sont de plus en plus présents dans nos vies. Évidemment, il ne se sont pas particulièrement heureux de voir leurs prix de vente augmenter du fait de la rémunération pour copie privée.

La coexistence entre l’exception et la rémunération a échauffé de nombreux juristes (et même poussé certains à écrire des mémoires de fin d’études). Voici les 4 grandes controverses de la copie privée. Commençons par la musique, puisque c’est dans les bacs et sur les platines que quelques batailles se sont livrées.

Controverse #1 : Les vilains dispositifs techniques anticopie

Les ayant-droits, constatant une baisse significative des ventes de disques, ont bien vite mis sur le même banc des accusés la contrefaçon et la copie privée. On peut même dire qu’à une période, certains esprits se gardaient bien de dissocier les deux notions. Le bébé, l’eau du bain, allez hop, essayons de nous passer des deux, c’est bien plus simple! Une directive européenne (1) avait permis en 2001 de limiter l’exception de copie privée par des mesures techniques de protection. En attendant sa transposition en droit français des systèmes de protection ont ainsi commencé à se glisser dans nos galettes numériques.

Plusieurs dispositifs ont été utilisés, essentiellement par les majors, toutes vigoureusement rejetées par les consommateurs. On peut notamment citer celle de Pascal Nègre, qui estimait en 2003 que « une seule copie suffit pour l’usage privé, et dans une qualité qui n’a pas à être la même que l’original » (2). Limitation du nombre de copies + détérioration de la qualité sonore, la solution était pour le moins radicale! Sony a fait fort également avec une solution informatique, visant à installer sur l’ordinateur du copiste un petit logiciel caché, qui a eu pour principal effet de mettre le souk dans le système de protection de Windows. Et puis il y a eu le Copy Control. Souvenez-vous, le petit logo sur les pochettes.

cc3

Ces mesures de protection ont conduit le marché dans une bataille stérile qui a duré quelques années. Évidemment, tous ces verrous techniques étaient très vite ouverts par les geeks du moment, qui n’appréciaient pas du tout que l’on puisse acheter un disque comportant de telles restrictions. Parmi les succès qui ont fait parler d’eux, citons « You rock my world », 1er single de l’album « Invincible » de Michael Jackson (un des albums les plus chers de l’histoire de la musique) annoncé incopiable), et le DVD de « Mulholland Drive », à l’origine d’hallucinations de plus de 2h,  et d’une saga judiciaire de plus 8 ans.

Globalement, ces limitations imposées ont fait un tollé auprès du public. Avec ces disques censément incopiables et souvent illisibles sur certains lecteurs comme ceux des ordis ou des autoradios, on avait atteint un certain niveau dans l’absurde: L’accès à l’œuvre par le consommateur n’était pas garanti du fait d’une protection intégrée dans son propre support. C’était comme acheter un tableau sans être certain de pouvoir le regarder à cause d’une peinture trop spéciale, ou de pouvoir l’accrocher dans la pièce de son choix. D’un point de vue purement pratique, c’est excessivement énervant. Et d’un point de vue juridique, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre: Rendre la copie impossible, tout en percevant la rémunération pour copie privée. Autrement dit, vendre des CD incopiables, et taxer les CD vierges destinés à les copier.

A ce stade, le serpent ne se mord plus la queue, il s’étouffe carrément avec.

Heureusement le droit tolère mal l’absurde. Les dispositifs anti copie ont été progressivement abandonnés sur les disques, et des décisions importantes (3) sont venues faire le ménage. Il a été ainsi décidé que la mise en place de mesures techniques de protection doit préserver le système copie privée, c’est à dire la possibilité de réaliser des copies privées, et maintenir la rémunération compensatoire. Le bon sens est sauvé.

Controverse #2 : Comment rémunérer un acte invisible ?

Imaginez un instant que vous deviez rémunérer un boulanger pour son travail, mais que vous ne pouviez pas voir comment il travaille et ce qu’il fait. Impossible de savoir combien de croissants il prépare chaque jour, ou quel est son chiffre d’affaire. Si vous ne voyez rien, comment mettre des chiffres sur la valeur de son exploitation? Il faudrait emprunter des chemins détournés… Vous pourriez par exemple être attentif à l’odeur de croissants au petit matin dans la rue, à sa e-réputation sur Facebook, sonder les amateurs de bon pain dans la ville, chercher à connaitre les habitudes alimentaires du quartier (croûtons ou pas croûtons dans la soupe?), etc. Bref, quel que soit votre zèle en statistiques et vos aptitudes en divination, vous n’auriez qu’une estimation, forcément approximative, et déconnectée de la réalité.

C’est exactement le même problème pour la rémunération pour copie privée.

Par définition, la copie a lieu dans l’espace privé du copiste, et la contrefaçon dans une zone encore plus sombre. On n’y voit rien du tout. A moins de vivre dans le 1984 de George Orwell, il est impossible de savoir ce que chacun fait d’un disque acheté. Impossible de savoir s’il le copie, combien de fois, ni avec qui il le partage, et encore moins si la copie en question sort de sa zone d’existence légale. Bref, le phénomène de la copie est tout à fait illisible. Il faut donc faire comme avec le boulanger invisible, il faut recourir aux statistiques et aux estimations: relevés de diffusion radio et télé, chiffres des ventes de disques, sondages réalisés par la Sofres et Médiamétrie.

Tout le système fonctionne donc à partir d’une image supposée de l’activité de copie privée. Or, on le sait bien, les sondages, mêmes de plus en plus performants, sont parfois à coté de la plaque. Quant aux diffusions, inutile de rappeler que la radio et la télé n’offrent qu’une grossière distorsion de la réalité du paysage musical et des habitudes des consommateurs. Alors, comment rémunérer de façon juste la copie privée? Réponse: à la louche, faute de mieux. Et ceux qui ne seront pas dans la louche de soupe resteront à coté de l’assiette (double jeu de mot).

Controverse #3 : Rapports de force à la Commission

L’assiette, justement. Celle de la collecte de la rémunération: Plus les années passent et plus elle s’agrandit. Si en 1985 la cassette audio et la VHS étaient entre toutes les mains, celles-ci manipulent aujourd’hui plutôt des clés usb, des smartphones et des tablettes. La Commission copie privée, chargée d’établir les montants des sommes collectées sur les ventes de supports, doit donc suivre le mouvement et s’adapter.

Dans cette commission on retrouve des représentants des 3 grandes familles d’acteurs: Les ayants-droits (auteurs, compositeurs, interprètes, producteurs), les consommateurs, et les fabricants ou importateurs de supports vierges. Évidemment, leurs intérêts sont contradictoires. Plus on augmente les prélèvements au profit des uns, plus les autres devront acheter ou vendre cher leurs supports. Alors les débats sont souvent houleux, on se bat sur les chiffres, les plafonds, la dégressivité des taux, l’interprétation des études sur les usages des supports, etc… et la multiplication des supports modernes (dont le rôle premier n’est pas de copier, ex: un téléphone) viennent compliquer la tâche. Sans compter l’influence des lobbies… Alors on s’entend très mal dans cette commission, d’autant plus qu’au fil des années les sommes en jeu sont des plus en plus importantes.

Ryan McGuire

Les petites réus à la commission, ça rigole pas (photo : Ryan McGuire)

On est donc très loin de la sérénité et du consensus, tel que le souhaitait la loi Lang de 1985. Et le recours au juge pour arbitrer les conflits est devenu de plus en plus fréquent. Certes, ce genre de débats est assez éloigné de notre quotidien, mais il participe au chahut dans le système de la copie privée, déjà bien opaque et bien technique pour les consommateurs et les musiciens.

Controverse #4 : Des orages dans le cloud

Depuis la loi de 1985, tout a changé. La première révolution du système s’est déclenchée avec l’arrivée du numérique. La deuxième sera certainement l’émergence du cloud computing. Les nuages… mais que devient la copie privée dans les nuages? Croyez moi: un sacré gloubi-boulga! Et d’après ce qu’en disait notre ami Casimir « ça risque de ne pas être très bon ».

Vous le savez, le cloud permet de stocker des fichiers sur des serveurs informatiques distants. Donc, comme tout support numérique, le cloud permet notamment de stocker des copies privées. Et le cloud, comme nous le rappellent régulièrement Apple et Google, c’est l’avenir. Alors faut-il l’intégrer dans le périmètre de la copie privée? Ne risque t-on pas une différence de traitement entre les copies cloud et les copies non cloud? La réponse n’est toujours pas trouvée, mais l’avenir de la copie privée s’annonce bancal, voici pourquoi:

Le cloud bouscule la copie privée sur 3 aspects essentiels

– il réduit l’assiette de la rémunération, puisque les fichiers copiés ne sont plus stockés sur les supports vierges achetés par le copiste (et qui sont taxés), mais quelque part, on ne sait où, via un service de stockage.

– il se heurte à la notion d’usage privé du copiste et d’utilisation non collective, puisque les contenus sont accessibles sur n’importe quel terminal, où qu’il soit dans le monde.

– il suppose l’intervention d’un tiers (puisque le copiste n’achète pas le support de copie), un professionnel qui propose bien souvent d’autres fonctions que le simple stockage (services en ligne, etc).

La question de la copie privée dans le cloud est toujours en débat aujourd’hui. Pierre Lescure s’était penché sur la question dans son rapport, elle est également débattue en ce début d’année au Parlement, à travers des tentatives d’amendements d’un projet de loi, notamment celui du sénateur David Assouline. Mais le sujet reste encore très délicat, presque tabou. Sans doute parce qu’il est politiquement difficile à manier: La crainte est probablement de freiner l’économie numérique, promesse de croissance, en se confrontant aux utilisateurs des serveurs, ou, pire, à leur propriétaires. Pas certain que les géants Apple ou Google acceptent l’idée d’une taxe parafiscale.

lol.

A ces considérations s’ajoutent celle de la territorialité. Si une copie sur une cassette, un CDR, ou un disque dur est facile à localiser, une copie dans le nuage peut être matériellement réalisée n’importe où. Et surtout à l’étranger. Éventuellement dans un pays qui se fiche pas mal des règles françaises de la copie privée.

Un vrai gloubi-boulga, je vous dis.

Cloud 2

Il est où est le nuage qui contient mes copies? Il passe au dessus de la France, ou il la contourne comme celui de Tchernobyl?

Prenons un peu de recul

Maintenant qu’on a pris un peu de hauteur avec les nuages, terminons par une observation.

La copie privée est symptomatique de la façon moderne de rémunérer la musique: De plus en plus fragmentée, complexe, technique, et approximative. On a connu des époques plus simples: On voulait, on achetait, on appréciait. Aujourd’hui, les occasions de consommer de la musique aussi simplement qu’à cette époque sont devenues rares. Si bien que la rémunération des uns est de plus en plus déconnectée du paiement des autres. Et plus cet écart grandit, plus la propriété intellectuelle devient incompréhensible et illégitime aux yeux du public.

Je ne veux pas pleurer sur le bon temps passé, je suis trop jeune pour l’avoir connu et il est révolu. Mais parmi les idées qui émergent ici et là, il me semble que les plus saines et les plus durables sont celles qui veillent à ne pas trop éloigner ceux qui paient de ceux qui sont rémunérés. Que ce soit techniquement ou financièrement. D’autant plus qu’ils semblent vouloir se rapprocher. Le crowdfunding par exemple: Pas une panacée pour tout un secteur bien sûr, mais certainement un bon exemple à garder à l’esprit.

 

(1) Directive européenne 2001/29 du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

(2) Conférence tenue au MIDEM 2003.

(3) Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 27 juin 2013: L’application de mesures techniques de protection doit préserver l’exception pour copie privée et sa rémunération lorsqu’un État membre a introduit une telle exception dans sa législation interne, ce qui est le cas de la France (source: Procirep) – Décision du parlement européen, du 27 février 2014: « Les mesures techniques de protection ne doivent pas empêcher la réalisation de copies par les consommateurs ni la compensation équitable des ayants droit au titre de la copie privée » (source: Parlement Européen).

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