Jargon

Les mots pour le dire / fail #7: « Signer un artiste »


Le problème avec le droit, c’est qu’on en fait toujours sans le savoir, alors parfois, mieux vaut savoir qu’on en fait, ça évite bien des problèmes. Oui, cette phrase tourne sur elle-même, et c’est à l’image de ce qui vous attend si vous ne veillez pas un minimum à votre jargon. Parce que pour bien vous entendre avec vos partenaires, parler la même langue, c’est pas inutile.

« Je voudrais signer des artistes et gérer leurs prods ». Ok. Mais d’abord: pause!

Voici le projet que m’a décrit un autoentrepreneur fraîchement arrivé dans le monde de la production musicale. Plein d’ambition et d’énergie, ce producteur en herbe souhaitait avant tout clarifier et sécuriser sa relation avec ses artistes. Ce qui est une très bonne chose. Il voulait donc signer quelques contrats, mais lesquels?

Le problème avec cette question, c’est qu’elle en posait plusieurs autres qui lui échappaient complètement. Et c’est peut-être aussi votre cas si vous pensez que « signer » est LA solution ultime pour professionnaliser votre vie musicale. Le langage courant, loin des réalités contractuelles, a créé une sorte de fantasme autour de la « signature » d’un artiste. Surtout s’il est inconnu (souvenez-vous des émissions de télé-réalité qui présentaient la chose comme l’objectif à atteindre, le graal absolu). Il faut évidemment dépasser cette image d’Épinal, parce qu’en réalité, derrière le fait de « signer » un artiste se cache une variété de situations. Schématiquement, on peut en distinguer 3, auxquelles correspondent 3 contrats différents à signer:

1- Le producteur finance l’enregistrement de l’artiste. L’artiste est donc engagé et rémunéré pour sa prestation et accepte qu’elle soit enregistrée et exploitée par le producteur. Ils signeront donc un contrat d’artiste. Ce contrat fixera les conditions de la prestation et de l’enregistrement, et le partage des fruits de son exploitation. Au final, le producteur sera l’unique propriétaire de l’enregistrement. Ce contrat sera en général assorti d’une clause d’exclusivité, interdisant à l’artiste de signer un autre contrat avec un autre producteur qui voudrait réaliser un autre enregistrement similaire.

2- L’artiste s’est autoproduit, et confie l’exploitation de son enregistrement à un autre producteur ou un label. Ici, il n’y pas d’engagement d’artiste, mais une licence entre l’autoproducteur et une autre personne ou structure. Ils signeront un contrat de mandat ou de licence. Ce contrat fixera les conditions de cette exploitation: durée, territoires, gestion des droits, partage des recettes. L’artiste autoproduit restera propriétaire de son enregistrement. Enfin, il pourra là aussi y avoir une clause d’exclusivité, lui interdisant cette fois-ci de confier l’exploitation de son enregistrement à un autre label.

3- L’artiste et le producteur ont co-financé l’enregistrement. Par exemple, l’artiste a commencé le travail et le producteur l’a finalisé. Ou alors il a financé des prises complémentaires de meilleure qualité, payé le mix et le mastering, etc. Dans ce cas ils signeront un contrat de co-production. Ils seront co-propriétaires de l’enregistrement et organiseront son exploitation et le partage des fruits.

A une époque révolue, où il était difficile d’entrer en studio, le contrat d’artiste était ultra dominant. Les artistes « signaient » donc avec un producteur pour enregistrer un ou plusieurs albums. Ils étaient donc liés contractuellement pendant plusieurs années. Aujourd’hui, les outils de production musicale se sont complètement démocratisés, et les artistes autoproducteurs sont de plus en plus en nombreux. Surtout dans la musique urbaine et électronique. Pour un artiste en 2020, « signer » avec un label revient très souvent à conclure une licence et pas un contrat d’artiste.

Une fois de plus le langage courant n’est pas adapté aux réalités juridiques. Le danger est toujours le même, c’est de mal comprendre ce qu’on signe. J’ai ainsi rencontré quelques artistes en colère, notamment des années 80-90 qui étaient autoproducteurs dans les faits mais qui avaient « signé » avec des producteurs peu scrupuleux qui avaient joué la carte de la signature-fantasme. Ils avaient signé un beau contrat d’artiste en lieu et place d’un contrat de licence avec le partage des droits qui devait aller avec… Dommage! Aujourd’hui, le cas est moins fréquent, mais les artistes autoproduits ne sont pas toujours beaucoup plus informés sur ce qu’ils « signent » et ce que leurs contrats recouvrent exactement. Mais il y du mieux: Il semblerait que la démocratisation du home studio, et plus récemment des modes de diffusion comme le streaming, aient incité les artistes à se poser plus de questions. Et à être conscients qu’ils portent souvent plusieurs casquettes.

Moralité :

Au diable les fantasmes contractuels! Un contrat ne doit pas se rêver, il doit se construire à deux et surtout être compris de tous les signataires. Donc ne dormez pas (ou ne vous laissez pas endormir), gardez au contraire les yeux ouverts!

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